Miroir divinatoire : réfléchir les sorciers !
A côté de ces miroirs spectraux, les miroirs sont également au centre de nombreuses pratiques rituelles en Afrique centrale.
Ces usages rituels contrastent nettement avec les supposés usages maléfiques des miroirs, puisqu’ils ont justement pour fonction de déjouer les sorciers. Au Gabon, le miroir se trouve ainsi au principe d’un rite de protection domestique appelé « retour à l’envoyeur ». Il s’agit de placer au seuil de l’habitation un fragment de miroir, bouclier réflecteur qui protège des fusils nocturnes et autres attaques mystiques en retournant l’agression contre l’agresseur. Le miroir réfléchissant permet ainsi de s’approprier la violence sorcière sans pour autant se compromettre avec elle – la violence agressive étant toujours attribuée à autrui.
Mais c’est dans le champ de la divination que l’usage du miroir est le plus répandu.
Les miroirs divinatoires se retrouvent en effet dans toute l’Afrique centrale, et plus largement en Afrique subsaharienne.
Là encore, il ne s’agit pas d’une spécificité africaine. En Mongolie, les chamanes se servent d’un réflecteur en bronze comme miroir divinatoire ou comme bouclier déflecteur contre les sorciers19. De même, en Amazonie, les chamanes waiãpi utilisent des miroirs pour refléter le monde des esprits20.
L’usage divinatoire du reflet est en outre attesté depuis l’Antiquité en Occident où il se décline dans toute une gamme de mantiques : catoptromancie (divination par le miroir), lécanomancie (coupe), gastromancie (fiole), onychomancie (ongle) ou cristallomancie. Au Moyen-Âge, les magiciens sont parfois appelés les « spéculaires ». Mais il n’est finalement pas étonnant que le miroir ait été tant utilisé comme support divinatoire en Afrique ou ailleurs étant donné ses propriétés optiques singulières.

Dans toute l’Afrique centrale, le champ sémantique de la vision sature le vocabulaire de la divination : le devin est un clairvoyant. Le miroir constitue alors un instrument de choix pour mettre en scène cette clairvoyance. Dans l’aire kongo, des miroirs sont souvent incrustés sur le ventre des fétiches nkisi . Ils dissimulent les substances magiques placées dans le ventre du fétiche, tout en figurant le monde invisible et la clairvoyance du devin (dont ils sont probablement les supports).
Les statuettes fang du Gabon possèdent de même des yeux en laiton, verre ou miroir. Les fétiches du Bwete – corporation initiatique du Gabon dont nous allons reparler – incorporent eux aussi des miroirs . Ces miroirs divinatoires sont souvent spécifiquement employés à la découverte des voleurs et des sorciers. Chez les Gikuyu du Kenya, le contre-sorcier peut faire apparaître dans un miroir le visage d’un voleur dont il « découpe » ensuite le reflet à l’aide d’un rasoir afin de le tuer.
Dans toute une partie de l’Afrique, le miroir est ainsi devenu l’outil privilégié de nombre des mouvements anti-sorcellerie du XXe siècle. Dans la Rhodésie du Nord (actuelle Zambie) des années 1930, les witch-finders du mouvement Bamucapi pratiquent une nouvelle épreuve de détection des sorciers : « hommes et femmes sont alignés sur deux files et doivent passer un par un dans le dos du witch-finder qui, par un mouvement du poignet, capture leur reflet dans un petit miroir circulaire.

Ce reflet est supposé permettre de détecter sur le champ les sorciers ». Le même rituel se retrouve dans la Tanzanie des années 1950 avec le mouvement des Wacilole, littéralement « les gens du miroir », mais aussi en pays yoruba au Nigeria. Le miroir constitue ainsi le nouvel instrument divinatoire d’un rituel résolument lié à la modernité coloniale, comme en témoignent les élégants habits européens portés par les devins Bamucapi ou l’inspection des suspects qui miment une revue militaire.
Au Gabon, les miroirs divinatoires sont attestés depuis longtemps. En 1857, l’explorateur Paul du Chaillu assiste chez les nkomi à une séance de divination par le miroir : « [le devin] s’assit sur un escabeau puis déposa devant lui un nouveau coffret, rempli de talismans et surmonté d’un miroir […]. Jambuai fut invité à nommer successivement et à haute voix tous les habitants ; à chaque nom, le devin consultait son miroir, pour savoir si la personne nommée n’était pas le sorcier qu’il cherchait » .
Au début du XXe siècle, les Pygmées emploient eux aussi un miroir divinatoire pour démasquer les sorciers ou retrouver un objet perdu ou volé.
Ces miroirs d’importation se sont substitués aux anciens supports de la divination par le reflet pratiquée depuis fort longtemps : cuivre poli et surtout surface de l’eau. Du Chaillu observe chez les gisira de l’hinterland qu’« une cruche de terre noire, remplie d’eau, et entourée de craie magique et de fétiches, remplaçait les miroirs en usage chez les tribus de la côte . Un mythe d’origine de la divination raconte d’ailleurs comment un homme trouve en forêt l’arbuste eboga ( Tabernanthe iboga ) dont il déterre les racines pour les ramener au village.

La nuit venue, il s’assied au corps de garde et mange les racines hallucinogènes. Dehors, il pleut. Une flaque se forme à l’entrée du corps de garde. L’homme contemple le reflet de la lune dans l’eau et y découvre tous les secrets du village. Une énigme initiatique, reprenant ce mythe, affirme que le premier miroir fut le reflet de la lune dans l’eau. Et les devins du « Misoko de l’assiette » préfèrent aujourd’hui encore utiliser la surface de l’eau plutôt que le miroir
Le miroir est ainsi devenu l’accessoire emblématique des nganga-a-Misoko, les devins de la corporation initiatique du Bwete Misoko (de sokogo, « découvrir »)28. Chaque nganga possède un petit miroir portatif (parfois collé sur une corne fétiche) auquel un traitement rituel a conféré un pouvoir divinatoire pour peu que soient respectées certaines précautions d’usage : exposé à la lumière du soleil, il ne révèle plus rien ; ayant reflété des rapports sexuels, il se ternit ; aucune femme ne doit le regarder quand elle a ses règles. Lors d’une consultation divinatoire, le nganga scrute alternativement son miroir et le patient en face de lui (fig. 6, 7 et 8). Il est censé y voir défiler la vie et les raisons de l’infortune de ce dernier. Le patient est en effet venu dans l’espoir que le devin identifiera dans le miroir le parent sorcier qu’il suspecte toujours être à l’origine de son malheur.
Tous ces usages divinatoires reposent ainsi sur le pouvoir révélateur d’un miroir qui capte l’invisible.
En Afrique centrale, cet invisible renvoie à la sorcellerie, c’est-à-dire à la part occulte des relations sociales, notamment des relations entre parents. En effet, ce sont avant tout les sorciers et leurs auxiliaires maléfiques qui se trouvent reflétés dans les miroirs. La morale publique repose sur l’évitement du conflit : en public, les dissensions doivent être esquivées par une hypocrisie policée permettant de sauver les apparences de la solidarité entre parents. C’est pourquoi les sorciers agissent toujours de nuit ou dans le dos des gens, dérogeant à la norme de la visibilité réciproque dans les interactions de face-à-face.
C’est en cela que la sorcellerie relève de l’invisible. On comprend alors l’intérêt du miroir : à l’image du devin Bamucapi scrutant le reflet des suspects défilant derrière lui, la divination par le miroir est une rétrovision qui permet de voir par-derrière, c’est-à-dire de rendre visible l’invisible sorcellaire. Cette perception indirecte, médiation subtile entre confrontation en face-à-face et dissimulation de dos, révèle les gens tels qu’ils sont en vérité : sous la figure de sorciers. Une histoire édifiante racontée par un nganga gabonais illustre bien ce pouvoir révélateur du reflet : si l’on dispose un miroir devant le sexe d’une femme endormie, son reflet la fait voir sous l’aspect d’un démon cornu – preuve, selon mon interlocuteur, que toutes les femmes sont des sorcières en puissance !
Le dispositif rituel du miroir divinatoire permet en définitive de réfléchir l’image révélatrice d’autrui.
Dans la divination du Bwete Misoko, ce jeu spéculaire est en fait plus complexe puisque images de soi et d’autrui se mêlent. En effet, le nganga qui scrute alternativement son patient et son petit miroir ne voit en réalité dans ce dernier que son propre reflet. Certains devins sont bien prêts à l’avouer : « On ne voit rien dans le miroir. On ne voit que soi-même. C’est ta figure, bien sûr. Mais c’est le Bwete . C’est pourquoi on dit que le Bwete, c’est toi-même ». Le va-et-vient entre le patient et le reflet de soi doit en outre permettre de faire surgir l’image mentale du sorcier. Le miroir divinatoire fait ainsi apparaître de multiples images qui se réfléchissent les unes dans les autres : le devin, le patient, le sorcier et même l’étrange Bwete . Cette réflexivité spéculaire généralisée se retrouve dans certains rites initiatiques d’Afrique centrale qui mobilisent le miroir de manière encore plus élaborée.
Réflexions multiples. Le miroir et ses usages rituels en Afrique centrale
Julien Bonhomme